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13 août 2011
par Felice Dassetto, membre de l’Académie royale de Belgique
L’assassinat de dizaines de ses concitoyens par le norvégien Breivik a surpris par la détermination cynique et la rationalité de la mise en œuvre. S’agit-il du geste d’un malade mental ? C’est une hypothèse défendue par certains. S’il en est ainsi, ce serait d’une certaine manière rassurant. D’autres défendent l’idée que ce geste est alimenté par des discours qui accentuent la peur de l’islam et la crainte pour le devenir de l’Occident. D’autres attribueront ce geste à la présence mal maîtrisée des immigrants. D’autres encore diront que les responsabilités seraient à chercher dans les "politiques multiculturelles", d’ailleurs bien peu consistantes en pratique. Peut-être que c’est au croisement de tout cela que l’on peut trouver quelques clés de compréhension.
Le geste impensable de Breivik peut être éclairé par ce que les sciences sociales peuvent dire à propos de tout radicalisme extrémiste : celui d’extrême droite, celui d’extrême gauche ou celui de l’islamisme radical.
Au départ de toute mobilisation radicale, il y a la perception d’une situation intolérable. Il s’agit d’une perception, d’une vision des choses. Elle se fonde sur une situation de fait. Mais le caractère intolérable provient de la perception que l’on en a, du ressenti personnel. Dans ce cas, la situation de fait est celle indiscutable du changement de la réalité européenne suite aux immigrations extra-européennes. Avec deux conséquences. Tout d’abord, la composition des populations européennes n’est plus celle d’il y a quarante ou cinquante ans. Le fait est là. L’Europe a, définitivement, une population d’origine exogène : c’est une nouveauté fondamentale de l’histoire européenne qui, depuis plus de 1 500 ans n’avait plus connu des mouvements de population venant de l’extérieur de son creuset civilisationnel. Et, deuxièmement, parmi ces populations extra-européennes, il y a plus de vingt millions de personnes d’origine musulmane. Présence qui se développe dans le contexte des dynamiques identitaires agitées en cours dans le monde musulman et la production de discours et de pratiques qui clament une identité souvent aux teintes anti-occidentales.
Le fait est là. Pour de nombreux européens, il est source d’inquiétude et d’incertitude. Parmi eux, pour certains, ce fait est intolérable. Mais la perception de ce caractère intolérable ne suffit pas pour qu’un passage à l’acte ait lieu, comme en Norvège. Il faut, en plus, au moins trois ingrédients.
Tout d’abord une théorisation, c’est-à-dire un ensemble d’arguments qui rendent logique l’analyse de la réalité en terme de négativité absolue et rendent plausible l’acte extrême qui va être accompli. On a parlé du bric-à-brac des 1 500 pages élaborées par Breivik. Mais ce serait une erreur de sous estimer la force rationnelle de ce bric-à-brac, sa cohérence interne qui fournit des bonnes raisons pour agir comme on agit. Ce discours produit une clôture de sens, devient une vérité.
Un deuxième ingrédient qui forge les radicalismes est l’existence d’un petit groupe qui construit une sorte de communauté radicale solidaire. Parfois elle est sous l’influence d’un leader. Le cas de Breivik innove à cet égard : il est une créature du Web. Ainsi sa communauté solidaire radicale n’est pas constituée d’un groupe concret (à ce qu’il semble à l’heure actuelle), mais d’une réalité sociale virtuelle. Breivik est un solitaire branché, un individu qui est solidaire avec d’autres dans l’imaginaire, ou plus exactement, dans la réalité du branchement télématique. Internet a créé un mode d’existence sociale inédit. Ce n’est plus le mode communautaire (bien qu’on parle improprement de "communautés" virtuelles), ce n’est pas celui des adhésions institutionnelles à une organisation, ce n’est pas non plus celui du réseau (bien que l’on parle improprement de "réseaux" sociaux à propos de Facebook par exemple).
Il s’agit d’individus connectés, solitaires mais branchés, hors du social humain concret (celui du petit groupe, celui des assemblées de parti, des associations). Ce mode d’existence sociale permet, en sélectionnant les branchements, de ne jamais rencontrer de contradiction, de débat, comme les radicalismes ancrés dans des groupes sociologiques concrets en trouvent. Par le Web et par la sélection des branchements qu’on opère, on peut se limiter à rencontrer uniquement ce qui renforce sa propre raison. Plus que jamais le radicalisme peut se penser et se construire comme une réalité limpide, évidente, fulgurante.
Un troisième ingrédient, ce sont des conditions contextuelles qui rendent possible ce geste ; c’est le cas souvent de sociétés déstructurées ou de pouvoirs politiques figés et arrogants. Dans le cas norvégien, c’est une société bienveillante, très confiante en elle-même et dans la qualité citoyenne de ses membres. Une société dans laquelle la malveillance, la violence interne sont de l’ordre du non pensable. Ou bien, peut-être, de l’ordre des choses que l’on ne veut pas voir pour ne pas perturber le pacte de confiance et de bien-être.
C’est dans le creuset de ces ingrédients que le malaise se construit comme une injonction éthique absolue : il peut commander des gestes extrêmes, l’assassinat, le suicide terroriste, afin de sortir du malaise vécu en croyant accomplir un geste résolutif.
Le geste de Breivik, comme celui des radicaux de tout bord, est ainsi complexe dans sa construction et dans sa mise en œuvre. Comme toute action humaine il se situe à la jonction entre intentionnalité subjective et réalité sociale.
Il serait erroné de considérer ce geste uniquement comme acte d’un individu. Il est un symptôme. Celui d’un malaise civilisationnel européen. Il existe. Inutile de le nier. Il a sa source dans la nouveauté de population, tout comme, plus largement, dans les processus de mondialisation et dans le fait que, désormais, l’Europe, n’est plus au cœur du devenir du monde. Inutile de pointer uniquement les acteurs politiques qui chevauchent ce malaise et l’accroissent.
Ce malaise a en face de lui un malaise civilisationnel musulman. Dans les trente dernières années, ce sont les extrémismes des deux bords qui ont souvent tenté de dicter l’agenda du devenir de ces malaises et des relations entre Occident et islam. La prochaine commémoration du dixième anniversaire de l’attentat des Twin Towers et de ce qui s’en est suivi (guerre d’Afghanistan, d’Irak, attentats de Londres, de Madrid, de Casa, succès électoraux des partis extrémistes…) nous rappelle le moment culminant et plus visible de cette tension. La logique radicale a prévalu. Entres autres parce que, face à ces extrémismes, il y a certes de multiples discours et pratiques méritoires, mais il n’y a pas eu de contre-théorisations efficaces.
Il serait peut-être temps de prendre la mesure de l’ampleur de la tâche dans le monde contemporain, et en particulier en Europe, dont désormais, des populations musulmanes font partie définitivement et dont font partie les populations qui étaient exogènes. Prendre la mesure et assumer le défi des enjeux auxquels faire face. Ceci dans une réflexion, un débat large et ouvert, si possible sans calculs politiciens. Car les approches, les concepts, les images-guide mobilisées jusqu’ici pour trouver l’insertion de l’islam en Europe ou des populations qui n’étaient pas originaires d’un pays européens ne suffisent pas.
Les discours qui ont émergé dans les années 1980 qui tentaient de proposer un contre-discours en termes du multiculturalisme ou d’interculturalisme ne suffisent pas, même s’ils ont contribué en partie à apporter un regard positif. De même, l’affirmation qui fait appel à la citoyenneté qui découle de l’acquisition de la nationalité ne suffit pas. Tout ceci ne suffit par pour penser le vivre ensemble dans les modalités d’existence sociale du XXIe siècle, fait de circulation de personnes et de mondialisation et pour penser le fondement d’une citoyenneté nouvelle, ce qui est la base de l’existence des démocraties.
Si les Etats-Unis – souvent le modèle dans ces questions – peuvent se contenter du discours multiculturel c’est parce que celui-ci est englobé dans la pompe aspirante de l’idéologie américaine, celle du succès, de la frontière, du rêve et de la puissance américaine. Tel n’est pas le cas des pays européens. Ils ont d’autres fondements culturels. Ce qui revient aussi à repenser et renommer l’idée de nation.