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11 mars 2013
Dans cet entretien, le président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme revient sur l’évolution des lois qui ont consacré l’indépendance de la justice, mais sur le terrain, les choses se passent autrement.
Liberté : Dans son dernier communiqué, le Syndicat des magistrats demande la consécration, dans le cadre de la prochaine révision constitutionnelle, la séparation entre le pouvoir exécutif et judiciaire. Qu’en pensez-vous ?
Nourredine Benissad : La plupart des pays ont une Constitution écrite qui prévoit un cadre dans lequel sont répartis et gérés les rapports de force entre les différentes institutions de l’État. La Constitution répartit les pouvoirs aux diverses institutions de l’État et définit les limites dans lesquelles s’exercent ces pouvoirs. Or, il ne suffit pas seulement d’établir les limites des pouvoirs dévolus aux diverses institutions de l’État, mais il est également nécessaire de veiller à ce que ces limites ne soient pas franchies.
Montesquieu avait écrit à ce propos que “tout serait perdu, si le même homme ou le même corps des principaux, ou du peuple exerçaient les trois pouvoirs, le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire”, d’où le principe de la séparation des pouvoirs. La transgression des limites dans l’exercice des pouvoirs exécutif et législatif doit être freinée et surveillée par le pouvoir judiciaire. Il est donc absolument essentiel que le pouvoir judiciaire soit totalement libre de toute pression ou influence de la part du pouvoir exécutif et qu’il défende vigoureusement son indépendance.
Si l’indépendance du pouvoir judiciaire est une condition fondamentale pour la constitution d’un État de droit, la question se pose : qu’entendons-nous par l’indépendance du pouvoir judiciaire ?
Plusieurs définitions ont été données à ce concept, mais l’approche la mieux indiquée, à mon sens, est celle contenue dans la déclaration adoptée à New Delhi en 1981 lors de la 19e conférence de l’Association du barreau international, sous le nom “Normes minima de Delhi” sur l’indépendance du pouvoir judiciaire qui retient deux postulats : l’indépendance du pouvoir judiciaire en tant qu’organe institutionnel et l’indépendance du juge en tant qu’individu.
Comment cette notion d’indépendance du pouvoir judiciaire est abordée en Algérie dans les différentes Constitutions et dans les lois organiques relatives au Conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature et quelles sont les limites institutionnelles et les obstacles à son exercice ?
Avant l’avènement de la Constitution de 1989, la justice était considérée non comme un pouvoir, mais comme une fonction au service de la “révolution socialiste”. La Constitution de 1989, qui reconnaît désormais le pluralisme politique, associatif et syndical consacre le principe de la séparation des pouvoirs et du pouvoir judiciaire. La Constitution de 1996 portant révision de la précédente n’apporte pas de modifications sur cette question. Elle définit d’emblée le pouvoir judiciaire comme un pouvoir indépendant. Plusieurs dispositions définissent l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Ainsi, la justice “est égale pour tous, accessible à tous et s’exprime par le respect du droit”, “le juge n’obéit qu’à la loi”. “La justice connaît des recours à l’encontre des actes des autorités administratives.” “Tous les organes qualifiés de l’État sont requis d’assurer en tout temps, en tous lieux et en toute circonstance, l’exécution des décisions de justice” ; l’article 148 dispose que “le juge est protégé contre toute forme de pression, intervention ou manœuvre de nature à nuire à l’accomplissement de sa mission ou au respect de son libre arbitre”. Cette disposition est à l’évidence essentielle dans la mesure où elle énonce clairement ce que tout justiciable redoute. Elle vise aussi bien des interventions de la chancellerie, des détenteurs de pouvoir, que des manœuvres de la part de personnes physiques ou morales et des puissances de l’argent. D’autres dispositions sont destinées à assurer l’impartialité de la justice. On peut citer, dans ce sens, les articles 149 à 151 de la Constitution. Ainsi le justiciable est “protégé contre tout abus ou toute déviation du juge” et “les droits de la défense sont reconnus”. C’est indéniablement dans le statut de la magistrature et du Conseil supérieur de la magistrature du 12 décembre 1989 que le principe de l’indépendance du juge est clairement énoncé notamment par l’inamovibilité du juge qui est consacré par ledit statut et par l’institution du Conseil supérieur de la magistrature indépendant, constitué en majorité de juges élus par leurs pairs, compétents en matière disciplinaire, de recrutement, de nominations, de mutations et de gestion de la carrière des juges.
Le droit syndical est désormais reconnu aux magistrats et dans ce sillage qu’est né le premier syndicat des magistrats en Algérie. Depuis l’annulation du processus électoral en janvier 1992 et l’instauration de l’État d’urgence, le statut de la magistrature ainsi que le Conseil supérieur de la magistrature sont modifiés par le décret législatif du 24 octobre 1992 qui illustre une reprise en main de l’appareil judiciaire par le pouvoir politique en remettant en cause le principe de l’inamovibilité du juge et en remodelant la composition du CSM en mettant les juges en minorité du point de vue du nombre et en renforçant considérablement les pouvoirs du ministre de la Justice notamment en matière de nomination, de promotion, de mutation et des questions disciplinaires. Les recommandations de la commission nationale de la réforme de la justice, instituée en 2001 et présidée par feu le professeur Mohand Issad, ont donné naissance notamment à la promulgation de :
1- la loi organique du 6 septembre 2004 sur le statut de la magistrature ;
2- la loi organique du 6 septembre 2004 sur le Conseil supérieur de la magistrature.
Ces deux textes ont mis quelques années avant d’être promulgués, ce qui explique les velléités du pouvoir politique à contrôler et à avoir la mainmise sur la justice.
Ces lois organiques, censées traduire le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire, contiennent des dispositions qui font apparaître clairement des atteintes à l’indépendance de la justice par :
la restriction de l’activité syndicale et associative ;
le principe de l’inamovibilité du juge au bout de dix ans d’exercice est remis en cause puisque le ministre de la Justice ou l’administration centrale peut muter un magistrat du parquet ou le CSM, un magistrat du siège dans “l’intérêt du bon fonctionnement de la justice”.
En matière disciplinaire, les termes utilisés pour qualifier les fautes professionnelles sont vagues et il n’existe pas de jurisprudence du CSM pour interpréter ces termes vagues. L’admission et l’élection au sein du CSM dans les mêmes proportions entre les juges du siège et les représentants du ministère public (parquetiers), sachant que ces derniers sont placés sous la hiérarchie de la chancellerie :
l’action disciplinaire devant le CSM siégeant en formation disciplinaire est du seul ressort du ministre de la Justice ;
le CSM est présidé formellement par le chef de l’État, mais en pratique c’est le ministre de la Justice qui le préside ;
le CSM, dans sa formation disciplinaire, est présidé par le premier président de la Cour suprême sur désignation et non élu par ses pairs ;
la notation des magistrats se fait par les chefs de juridiction ;
les réunions du CSM ne sont pas publiques ;
le CSM ne dispose pas d’un budget autonome voté par le Parlement, mais dégagé sur le budget du ministère de la Justice ;
le CSM ne dispose pas d’un siège autonome.
On voit bien qu’il y a une mainmise du pouvoir exécutif sur la justice à travers les lois organiques citées.
Qu’en est-il de l’indépendance interne de la justice ?
En effet, on devrait aussi se soucier de l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis des puissances de l’argent et à l’intérieur même du pouvoir judiciaire, on parle alors d’indépendance interne. Cette dernière s’exerce notamment par l’indépendance du juge vis-à-vis des parties au procès, y compris du ministère public. L’autre indépendance interne est l’application à la magistrature des règles de la hiérarchie qui régissent par exemple l’organisation du pouvoir exécutif ou de certaines des branches de celui-ci (armée, police, administration, etc.) compromettrait l’objectivité du jugement du magistrat et donc de son indépendance. L’indépendance des magistrats vis-à-vis des puissances financières doit être soulignée. Déjà, La Fontaine (les Animaux malades de la peste) se plaignait du fait que “selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir”. Les magistrats doivent être à l’abri sur le plan matériel et financier par des conditions de travail et de vie décentes.
Comment parvenir à une indépendance réelle de la justice ?
L’indépendance effective du pouvoir judiciaire doit commencer par la réforme des lois organiques sur le statut de la magistrature et du Conseil supérieur de la magistrature et les mettre en conformité avec les principes d’indépendance et d’impartialité énoncés par la Constitution, les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme ratifiées par notre pays et les différentes résolutions de l’ONU sur l’indépendance de la justice et notamment celle relative aux principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature adoptés à Milan en 1985. Évidemment, on ne peut pas parler de l’indépendance du pouvoir judiciaire sans indépendance du barreau et de l’avocat à travers une loi qui consacre pour l’avocat la liberté de plaider et la garantie de son immunité, l’inviolabilité de son cabinet, le droit à la formation, à s’organiser librement et à n’être jugé que par ses pairs pour les questions disciplinaires, conformément aux usages universellement adoptés.
Les droits de la défense sont appelés à être renforcés et le respect de la présomption d’innocence, d’une garde à vue plus respectueuse des droits de la personne humaine, d’un recours moins systématique à détention préventive en privilégiant comme le précise le code de procédure pénale d’autres modes alternatifs que l’emprisonnement, l’adoption des codes de procédure au lieu d’injonctions et d’instructions pour en finir avec la politique des statistiques car ce qui compte en dernier ressort c’est la dignité humaine et leurs droits ne peuvent être protégés dans un État de droit que par sa justice.
liberté 11 mars 2013
Me Yahia Bouamama, bâtonnier de la Cour de Blida et Chlef
“La conjoncture est favorable pour s’affirmer”
Ancien magistrat et actuellement bâtonnier de l’Ordre des avocats, regroupant la cour de Blida et celle de Chlef, Me Bouamama dépeint la situation dans laquelle se débattent les juges en des termes durs : “Les magistrats de notre pays qui se sont enfermés sur eux-mêmes depuis bientôt des décennies tentent de sortir de cette espèce de gouffre qui les étouffe, qui leur donne l’impression de dépendre d’un pouvoir qui les tient à sa disposition.” Il poursuit : “Il leur suffit de revenir à leur mission première et fondamentale qui est de rendre justice en faisant abstraction de toute forme de pression en n’obéissant qu’à la loi et à leur conscience. Ils reprendront, à ce moment-là, cette confiance en eux qu’ils ont perdue”. Selon lui, “la conjoncture est favorable pour s’affirmer comme étant ce pouvoir indépendant qui s’exerce librement dans le respect des droits des personnes et des lois. Tous les ingrédients, la conjoncture nationale et internationale, le discours officiel, la vox populi... sont réunis pour réussir et mener à bien cette lutte qui ne concerne pas uniquement le magistrat mais aussi l’avocat et surtout le citoyen qui a tendance à ne pas croire en sa justice. C’est devenu un problème de société et des plus sensibles. Plus vite, les magistrats acceptent la critique et font leur autocritique et plus vite, ils concrétiseront leur véritable indépendance. Et c’est la justice qui aura triomphé”. Il rappelle, avec une certaine amertume, que “quand l’avocat s’exprimait dans ce sens, au moment où le magistrat était muet et ne pouvait parler pour une myriade de raisons, ses propos étaient bien accueillis. Maintenant que la conjoncture a changé, le magistrat affirme n’avoir point besoin d’avocat pour parler à sa place”. Sa longue carrière dans le secteur de la justice lui permet d’affirmer qu’“il est indéniable que le magistrat algérien ne se sent pas libre et indépendant dans l’exercice de ses fonctions. Il lui faut du temps pour acquérir déjà cet état d’esprit d’indépendance avant de l’arracher des mains des autres... tous les autres. Et il sait, quoiqu’il ne le dise pas, que l’avocat a toujours été pour lui le soutien nécessaire et précieux dans ce combat. Ne sont-ils pas les deux faces de la même pièce, comme on dit ?” Me Bouamama conclut en ces termes : “Le mal, tout le mal est de ne pas entendre la voix de la raison dès qu’elle vient du partenaire que nous sommes. L’avocat n’est point l’ennemi mais le partenaire qui concourt au même titre que le magistrat à rendre justice...”
Djamel Aïdouni, président du syndicat national des magistrats
“Nous allons remettre un mémoire au ministre de la Justice”
Le président du Syndicat national des magistrats affirme avoir proposé plusieurs mesures dont la consécration d’un budget autonome au pouvoir judiciaire.
Liberté : Le SNM réclame un renforcement de l’indépendance de la justice. Pourquoi maintenant ?
Djamel Aïdouni : Nous avons demandé le changement de la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Nous voulons que tous les magistrats qui y siègent soient élus par leurs pairs. Actuellement, 10 magistrats sont élus et 6 sont désignés par le président de la République. Cela, en plus des membres du Conseil supérieur de la magistrature qui siègent par la force de la loi, comme le ministre de la Justice et le premier président de la Cour suprême. Nous avons également demandé à ce que l’inspection générale ne soit plus sous la tutelle du ministère de la Justice, mais dépende du CSM. Comme nous réclamons une indépendance financière, c’est-à-dire la consécration d’“un budget autonome” au pouvoir judiciaire, à l’instar des autres institutions du pays. La consolidation de l’indépendance de la justice constitue l’objectif majeur des magistrats algériens. Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas la première fois que nous revendiquons la consécration de ce principe. Nous n’avons pas cessé de réitérer cette doléance, depuis la création du syndicat. Nous avons exposé cette préoccupation notamment devant la commission juridique de l’Assemblée nationale et dans le cadre des consultations politiques menées par Abdelkader Bensalah.
Quel écho avez-vous reçu ?
Durant les consultations politiques encadrées par Bensalah, nous avons, par exemple, proposé la création d’une commission de supervision des élections, dans le cadre de la révision du code électoral. Cela a été fait, mais pas comme nous l’avons souhaité. Nous ne voulions pas d’une commission de supervision générale, mais d’une structure dont la mission commence dès la révision des listes électorales jusqu’à la prononciation des résultats. Les magistrats composant cette commission ont joué un rôle. C’est une première. Maintenant, il faut penser à renforcer cette commission et lui donner des prérogatives de contrôle et d’action.
En d’autres termes, nous réclamons l’attribution de prérogatives élargies et efficientes à la commission de supervision des élections. Aujourd’hui, il y a des dysfonctionnements qui confirment
l’autorité du magistrat lors des élections locales, de wilaya et législatives dans un cadre purement formel. C’est pour cette raison que nous appelons à une révision des lois pour que la supervision des magistrats soit totale, du début jusqu’à la fin du scrutin.
Les regroupements régionaux que vous avez présidés ces dernières semaines répondent à quel objectif ?
Ces regroupements régionaux tenus déjà à Médéa, Chlef, Alger, Constantine, Oran et Ghardaïa étaient l’occasion de recueillir les doléances des magistrats que nous représentons et qui seront consignées dans un mémoire que nous allons remettre au ministre de la Justice, probablement après une assemblée générale du Syndicat national des magistrats.
Les comptes rendus des correspondants de presse font état de vives critiques envers le syndicat. Certains magistrats auraient demandé même votre destitution. Est-ce vrai ?
Ils n’ont pas demandé mon départ, mais le changement des membres du bureau élu depuis deux ans. Or, le statut du syndicat stipule que les membres du bureau doivent siéger pendant quatre ans. Je n’ai pas voulu leur répondre devant les journalistes. Mais, j’ai remis les pendules à l’heure, lors de la séance à huis clos. S’il y a contestation contre le Syndicat des magistrats, c’est surtout par manque d’informations. Certains ne connaissent pas peut-être nos démarches constantes auprès de la tutelle et nos efforts de faire parvenir les revendications de la base. Pourtant, nous avons des représentants au niveau de chaque cour. Le syndicat a réussi à arracher beaucoup de choses, à commencer par l’augmentation des salaires de 2008. Il a pesé de tout son poids dans l’affaire de l’inspecteur général qui est réglé. Le SNM est également intervenu pour régler de nombreux cas disciplinaires.
Me Samir Sidi-Saïd, avocat spécialisé dans les dossiers de corruption
“Les jours à venir seront déterminants”
Affaire Khalifa, autoroute Est-Ouest, trafic de devises Alger-Alicante, banque Badr, affaire Algérie Télécom et tant d’autres encore. Me Sidi-Saïd a acquis, ces dernières années, une grande expérience dans le traitement judiciaire des dossiers de corruption, malversation et détournement de deniers publics. Il pense que “l’indépendance de la justice, ce n’est pas seulement l’indépendance du juge dans les décisions qu’il doit rendre. C’est aussi les mesures qui doivent accompagner cette indépendance. Ce n’est certainement pas le cas chez nous, où il est très difficile de mettre en pratique cette indépendance, vu l’environnement dans lequel les décisions sont rendues de manière abusive et arbitraire”. Se voulant plus explicite, il ajoute qu’“on ne peut pas parler d’indépendance de la justice avec des juges d’instruction sous tutelle du parquet et sans leur donner une liberté de décision et une autonomie d’investigation qui leur permettent de rendre des décisions justes, loin des pressions. Car le juge d’instruction est l’élément qui détermine la loyauté et la sagesse de la justice”.
Me Sidi-Saïd rappelle l’engagement du chef de l’État, exprimé à la suite des dernières révélations sur l’affaire Sonatrach, de permettre à la justice d’aller jusqu’au bout de ses investigations. Il affirme que “cela sera un test pour les magistrats chargés d’instruire les dossiers de corruption. Les jours à venir seront déterminants pour connaître l’indépendance ou pas de la justice”. Revenant sur le projet de loi régissant la profession d’avocat en voie d’examen par l’Assemblée nationale, Me Sidi-Saïd estime que l’indépendance de la justice, c’est aussi une défense forte. “On ne peut pas parler de l’indépendance de la justice que je considère comme un slogan, alors qu’on a voulu imposer un projet de loi concernant les avocats de manière unilatérale. Heureusement qu’avec la venue d’un nouveau ministre de la Justice, ce texte a été gelé et j’espère qu’il le restera. Faire passer cette loi, c’est imposer une dictature judiciaire et provoquer la mise à mort de la profession d’avocat qui est une profession de liberté”, conclut-il.