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Incompétence universelle, par Salima Ghezali

Au moment où les chômeurs venus de plusieurs wilaya du pays tentaient de tenir un rassemblement à Alger sous la matraque vigilante des services de sécurité, alors que les enseignants déclenchaient à l’échelle nationale un mouvement de grève à l’appel des syndicats autonomes, le président du Conseil national économique et social, Mr Mohammed-Seghir Babes avalait des kilomètres entre Sétif et Constantine pour se réunir avec les « représentants de la société civile » de plusieurs wilayas de l’Est. Au programme de ces concertations sur le développement local avec « les représentants du mouvement associatif, des syndicats et des organisations patronales » on a parlé de la juste répartition des richesses entre les régions du pays, de développement, d’implication de la jeunesse, de démocratie… Pendant ce temps les habitants de plusieurs quartiers de Annaba bloquaient les principaux accès menant à la ville pour réclamer des logements et les travailleurs des travaux publics tenaient un sit-in de protestation devant la wilaya de Constantine pour protester contre les retards de paiement. Les rencontres de « la société civile » sont un élément du patchwork, un motif parmi d’autres au sein de la grande fresque des « réformes ». Il ne viendrait pas plus à l’idée des conférenciers d’aller se réunir avec les contestataires sur un lieu de contestation qu’à ces derniers d’aller porter leurs revendications à l’endroit même où l’on prétend en faire un socle de travail. Reconnue par les pouvoirs publics « la société civile » est élevée à une dignité intrinsèque qui ne peut plus se déployer que dans un cadre institutionnel et clos. La rue reste le lieu de la parole a- politique, qui n’a pour interlocuteur que la matraque.

Ailleurs à travers le pays, chaque jour apporte son lot d’activités officielles censées apporter des solutions à la crise sur fond d’éclats de colère, de frustration et de désespoir populaire. Un cancéreux qui se meure ici et un cardiaque là, faute de place dans les hôpitaux, de médicament ou de soins, un employé licencié ou une mère de famille menacée d’expulsion qui s’immole à quelques kilomètres de distance d’une émeute violente ou d’une crise de nerf à bord d’un engin roulant qui jette allègrement sa cargaison humaine par-dessus bord dans un énième accident de la route entre deux conférences menées tambour battant par des responsables pour montrer combien les « réformes » sont prises au sérieux par « les hommes du président ». Chacun dans sa case. Dans son rôle. L’émeutier est à l’émeute ce que le conférencier est à la conférence : le début et la fin d’une action qui se referme sur celui qui l’accomplit. Le premier va peut-être obtenir un logement ou se faire incarcérer, le deuxième va peut-être obtenir une promotion ou au moins un temps de micro. Mais entre les deux il n’y a pas de liens. Le principe de base d’états-généraux de la société serait qu’ils soient organisés par la société elle-même. C’est seulement à cette condition que le dialogue social devient possible. Sinon il n’ya que du bruit.

Si l’Algérie est entrée dans le club des dictatures sitôt l’indépendance nationale proclamée, si elle a porté des décennies durant, à des cimes rarement égalées, l’art de la collaboration dans la duplicité avec l’extérieur et celui du populisme anti-peuple à l’intérieur, c’est depuis que les « révolutions arabes » ont fait irruption sur la scène mondiale que le pays tout entier a atteint son seuil d’incompétence.

Avec tout le sang répandu et toutes les souffrances infligées, avec toutes les richesses détournées, toutes les potentialités et les opportunités gâchées, les mensonges froidement assénés et plus d’un parjure assumé le pouvoir n’a pas réussi à se doter d’une politique ou d’une cohérence à même de lui épargner la colère sourde qui gronde et qui va finir par tout emporter dans un tsunami social aussi ravageur que nihiliste.

Côté société on ne sait pas faire mieux que le pouvoir. On se laisse tétaniser par la colère, la peur ou par le t’maa, on se laisse arnaquer par les escrocs et les bonimenteurs sur des histoires de bars fermés et de mosquées ouvertes. Et on enterre sa dignité humaine à chaque pas posé sur une ville aussi sale que les consciences qui s’acharnent sur son sort. Sinon on s’en va tout casser dans un geste qui vient achever ce qui avait échappé à la gabegie et à la corruption.

On a regardé les arabes protester et puis on a vu s’indigner les européens pendant que la contestation s’organise en Amérique du nord et du sud. Partout contestation sociale et contestation politique sont les deux revers d’une même médaille : celle d’une citoyenneté qui refuse de se laisser écraser ou embrigader par un ordre jugé pour ce qu’il est : injuste.

Et voici que des Philippines monte un mouvement original de protestation contre la corruption : Par milliers les citoyens s’allongent face contre terre dans un mouvement qui se nomme : visage dans la poussière. Il y a dans cette inventivité pacifique face à l’adversité de quoi forger des nations d’hommes et de femmes de conviction. C’est loin d’être le cas chez nous.

Pris en étau entre la violence de la répression policière et la violence d’un système de valeurs qui s’évertue à mimer la résistance à des fins opportunistes ou à se moquer des modes de protestations pacifiques au profit d’émeutes ravageuses, nous voici en tant que société aussi proches que le pouvoir du dépôt de bilan.

Il ya dans cette paralysie, de part et d’autre du pays, l’indice d’une incompétence universelle.

In la Nation du 11-10-2011