(Array|find{1064}|oui)

Fanon, Guéant et les damnés de la terre , par Salima Ghezali

Célébrer officiellement Frantz Fanon à Alger au lendemain d’une visite de Claude Guéant est une de ces contorsions intellectuelles et morales auxquelles ouvre droit l’exercice d’un pouvoir -exclusivement- de sujétion.

Soumettre les idées, les richesses et les hommes aux seules fins de se maintenir au pouvoir et n’admettre aucun contre-pouvoir, tient lieu de philosophie, de religion, de doctrine et de programme à des pans entiers des sociétés contemporaines. Mais alors que ce désir de pouvoir absolu est (encore) contré par l’organisation politique et les institutions en place, en démocratie, il ne connait aucun frein en terre de despotisme. Pour le maintien, comme pour l’accès au sommet, c’est sur ses deux versants que le pouvoir peine à se constituer en politique. Et c’est là le défi devant lequel abdiquent les régimes inféodés aux puissances extérieures autant que les oppositions qui attendent de ces dernières qu’elles les aident à prendre le pouvoir par la force.

Cet exercice dans lequel excellent tous ceux qui croient qu’il n’y a pas de limites qu’une volonté (ou un désir) de pouvoir ne saurait franchir, est exactement ce qui fait piétiner cette région du monde dans la boue et le sang depuis si longtemps. C’est cela qui menace de toute part ce si controversé et fragile « Printemps arabe ». C’est cela même qui a plongé l’Algérie dans le cauchemar des années 90 précisément par ce que toutes les limites ont été levées.

La caricature à la fois grotesque et sanglante de ce mépris des fondements doctrinaux et moraux dans l’exercice du pouvoir a trouvé son expression la plus manifeste dans la Libye de Kadhafi. Un régime qui ne s’impose pas de limites appelle à la transgression de toutes les limites. Quand tout un chacun se prend pour Machiavel, c’est la boucherie qui reprend les billes que la politique a laissé tomber. Par ce que dans cette histoire il y a un Machiavel. C’est lui qui se trouve, de fait, investi du pouvoir de faire et de défaire les liens par tous ceux qui ne croient plus que quelque chose les lie. Et si la violence les a séparés comment se fait-il qu’ils se lient davantage à celui qui exerça sur leur peuple et leur territoire une si implacable violence, une si humiliante domination ? Et qu’il s’en revendique encore.

Le courant politique au pouvoir en France est libre de rendre hommage au tortionnaire Bigeard, libre de se revendiquer des « bienfaits de la colonisation » et de flirter avec les thèses racistes du Front National, tant que cela convient à une majorité de Français…

Certes, on peut le déplorer pour les Français, au nom d’une « certaine idée de la France » qui a du reste rarement quitté le domaine de l’idée que se faisaient de la liberté et de la dignité humaine nombre d’entre eux, mais que les dirigeants algériens se mettent dans la situation de recevoir un quitus politique de cette France là ! Voilà qui n’est guère glorieux à quelques encablures de la célébration du cinquantenaire de l’Indépendance.

Seul le pouvoir d’ignorer délibérément ce que le mot liberté veut dire, autorise des dirigeants à se comporter comme si l’exercice de leurs responsabilités institutionnelles ne comprenait aucun égard pour les actes à haute teneur politique.

Mais Fanon est mort alors que Guéant est bien vivant. Si Fanon avait été vivant, il serait peut-être quelque part entre Guantanamo et une grotte de Nouvelle Calédonie à s’indigner partout où l’on s’indigne encore contre les « bienfaits du colonialisme ».

L’Histoire ne se fait pas avec des « Si », il se trouve seulement que la commémoration du cinquantenaire de la mort de Fanon intervient en ce moment si particulier où tout bouge dans le monde. Et qu’il aurait été autrement plus utile d’interroger chacune des idées de Fanon, à l’aune des défis d’aujourd’hui : Quid de la violence politique ? Est-elle aussi limpide maintenant qu’on sait combien elle fût manipulée (et continue plus que jamais à l’être) en amont et en aval de l’acte révolutionnaire ?

Quid de la folie qui hante nos rues et nos (trop rares) asiles quand plus rien ne permet à l’être de se reconnaître en ses semblables ? Quid de la maladie et des mouroirs qui nous servent (trop souvent) de lieux de soins ?

Quid des violences au quotidien contre les femmes ? Contre les enfants ? Quid de tous ces traumatismes qui s’empilent au fil des générations ?

Quid des damnés de la terre vers lesquels les élites n’ont trop souvent que le même geste de mépris, qu’il s’habille d’une vulgate laïque ou religieuse ? De l’insolence des nantis et de la brutalité des puissants ne peut sortir qu’une violence Fanonienne que la conjuration des ministres de l’intérieur et la conjugaison des auditions des ministres des affaires étrangères ne sauraient longtemps contenir.

Fanon est aujourd’hui autrement plus vivant dans les rapports de police et de gendarmerie que dans les colloques universitaires. Si on ne s’en inquiète pas, d’autres le font pour nous. Et c’est là l’ultime débouché d’une entreprise de dépossession : elle ne sait pas s’arrêter.