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Contribution de Madjid Benchikh* au travaux du 3eme Congrès de la LADDH : LE DROIT DES PEUPLES ET LES DROITS HUMAINS SONT LIES.

Au moment où vous réunissez votre congrès, au milieu de nombreuses difficultés, je voudrais saluer tous les congressistes et tous les militants et sympathisants des droits de l’Homme en Algérie, au Maghreb et dans tous les autres pays avec une pensée particulière à tous ceux qui luttent pour la concrétisation de ces droits dans les pays où sévissent des systèmes politiques autoritaires.

Au moment où vous réunissez votre congrès, je pense à tous ces algériens et algériennes qui durant la longue nuit coloniale n’ont cessé, souvent au prix de leur vie, de réclamer dans le mouvement de libération nationale, non seulement, bien sûr, le droit du peuple algérien à disposer de lui-même pour accéder à l’indépendance, mais également les libertés fondamentales qui sont le socle des droits de l’Homme aujourd’hui. Comment oublier que le parti le plus important du mouvement national s’appelait, avant la création du FLN en 1954, Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD). Comment oublier que l’une des plus fortes tentatives de regroupement des différentes forces politiques du mouvement national, avant la guerre de libération, était faîte autour des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML). C’est dire, qu’en Algérie, les idées de liberté du peuple et de liberté de chaque algérien, ont été étroitement imbriquées dans la lutte pour la libération nationale. Depuis toujours la lutte pour la construction d’un Etat souverain qui a mobilisé les algériens signifiait qu’un tel Etat devait garantir la dignité des citoyens et le respect de leurs droits civils et politiques, et de leurs droits économiques, sociaux et culturels. Il est malheureusement nécessaire de le rappeler aujourd’hui en Algérie pour de nombreuses raisons dont deux me paraissent essentielles.

La première, c’est que la violation des droits de l’Homme en Algérie me paraît constituer ainsi un déni et une violation des idéaux et des objectifs de la lutte de libération nationale. En faisant croire que le peuple algérien ne luttait que pour un Etat indépendant, les détenteurs du pouvoir, dès le lendemain de l’indépendance, ont occulté et en même temps falsifié l’objectif fondamental de dignité, de liberté et de droits des populations. La problématique de la légitimité politique en est dès lors pervertie. La légitimité dite historique devient ainsi purement discursive, puisque le mouvement national, malgré ses insuffisances, comprenait de larges pans qui revendiquaient le pluralisme et les libertés. Dans une large mesure, la légitimité dite historique tournait le dos à l’Histoire et la falsifiait.

La deuxième raison est que cette occultation des droits de l’Homme, depuis l’indépendance en 1962, jusqu’à la constitution de 1989, et dans la pratique jusqu’à aujourd’hui, a joué et joue encore un rôle majeur, dans la construction de l’Etat, les pratiques politiques des détenteurs du pouvoir et dans ce que l’on peut bien appeler, l’instrumentalisation de la société. C’est dire que la violation des droits de l’Homme, tout en étant une option stratégique du système politique, a ruiné dès le départ toute chance de mobiliser en profondeur et de manière durable les couches les plus larges du peuple algérien. Le malheur est que cette stratégie n’a cessé d’être approfondie et de revêtir des formes sophistiquées dans la mesure où les forces qui participent au pouvoir et à ses dividendes, ont crû trouver là le plus sûr moyen de sauvegarder leurs avantages. Ce qui s’est passé dans les années 1990, s’explique par ce qui s’est passé bien avant.

Cette problématique des droits de l’homme et de la construction d’un Etat souverain étroitement liée aux objectifs de la libération nationale est très facile à observer, comme on vient de le noter, dans le cas de l’Algérie. Mais c’est en réalité l’objectif de toutes les luttes des peuples pour leur libération. Aucun peuple, en effet, ne lutte pour l’indépendance en considérant comme normale ou plus douce, au lendemain de l’indépendance, la privation des libertés et des droits humains dont il serait victime, parce que cette privation n’est plus le fait des puissances coloniales ou étrangères mais la responsabilité des groupes nationaux qui ont accaparé le pouvoir. Les violations des droits humains, quels que soient leurs auteurs, doivent toujours être condamnées. Elles sont tout autant ou encore plus insupportables lorsqu’elles sont le fait d’un gouvernement national qui prétend parler au nom du peuple. Comme nous l’avons expliqué dans les études offertes en hommage au professeur belge Jean Salmon, le droit des peuples à l’autodétermination comporte non seulement le droit d’accéder à l’indépendance mais également le droit de construire un Etat qui assure à tous et à chacun les libertés et les droits fondamentaux. (Voir « La confiscation du droit des peuples à l’autodétermination interne » in « Droit du pouvoir et pouvoir du droit » Mélanges Salmon. Bruylant 2007. Bruxelles.)

L’admission du droit des peuples à l’autodétermination comme une règle fondamentale du droit international, conformément à l’art. 1§2 et à l’art. 55 de a Charte des Nations unies et à l’art.1 commun aux deux pactes des Nations unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques et sociaux du 16 décembre 1966, ne règle évidemment pas tous les problèmes ni en ce qui concerne la construction de l’Etat ni en ce qui a trait aux relations internationales. Lorsque certains Etats violent l’aspect interne du droit à l’autodétermination en violant les droits fondamentaux du peuple et par exemple en manipulant les élections, en subjuguant la justice, en recourant à la torture en instaurant l’arbitraire ou en méconnaissant les droits économiques, sociaux et culturels de larges parties des populations ou des minorités, ils violent le plus souvent leurs propres constitutions. Mais ils violent aussi les conventions internationales qu’ils ont ratifiées et notamment la Charte des Nations unies et les deux pactes des Nations unies de 1966 précités. Les violations des droits humains, surtout lorsqu’elles sont systématiques ou massives, posent à la fois le problème de la nature de l’Etat et celui du respect du droit international.

La violation systématique ou massive des droits humains est un indicateur de la nature autoritaire et anti-démocratique de l’Etat. Elle est un signe préoccupant du refus de quelques groupes sociaux, qui ont accaparé le pouvoir, de respecter les idées et les intérêts de la majorité des populations. Elle est une négation de la démocratie et de l’Etat de droit. Elle pervertit le sens de la souveraineté de l’Etat en oubliant que celle-ci a toujours eu pour but fondamental la protection des populations. La souveraineté de l’Etat ne prend toute sa dimension et sa signification que si elle est reliée au droit des peuples à l’autodétermination et si elle y puise sa substance. C’est pourquoi la souveraineté de l’Etat est dénaturée si les gouvernants l’assimilent à la toute puissance de l’Etat au nom d’intérêts et de politiques qu’ils définissent sans un authentique contrôle d’institutions démocratiquement élues et d’une presse libre.

En Algérie, plus de vingt ans après la Constitution de 1989 qui garantit les droits de l’Homme et le pluralisme politique, syndical et associatif, le maintien sans débat de l’état d’urgence depuis février 1992, facilite de nombreuses atteintes aux droits et libertés des citoyens et montre assez comment la pratique politique vide de leur contenu la Constitution et les pactes relatifs aux droits humains ratifiés par l’Algérie. Le discours politique et la Constitution fonctionnent dès lors comme une façade qui permet d’occulter la fragilité de la construction de l’Etat et de donner le change sur les conditions de vie déplorables qui règnent dans la société. Chacun sait bien que même si la violence n’a pas disparue, elle n’est plus de nature à nécessiter l’état d’urgence. Alors pourquoi maintenir sans débats, un dispositif d’urgence dont les gouvernants disent eux-mêmes qu’ils ne l’appliquent pas. En réalité, les comportements politiques stratégiques, comme ceux de tous les jours, sont depuis longtemps ceux qui découlent de la lettre et de l’esprit du dispositif d’urgence. La vie politique et sociale est toute imprégnée par l’état d’urgence.

En violation de la Constitution, aucun parti politique n’est agrée depuis de nombreuses années. Les associations et les syndicats connaissent presque les mêmes difficultés. Les uns et les autres sont régulièrement rendus responsables selon le cas du fort taux d’abstention lors des élections, des émeutes, du mécontentement social et des grèves. Les reçus de dépôt de dossiers ne sont pas délivrés par les administrations, bloquant ainsi toute réclamation devant notamment les juridictions. La télévision est fermée aux débats contradictoires. Les manifestations populaires sont muselées. Les travailleurs qui osent mettre en œuvre leur droit de faire la grève, sont menacés de licenciements ou d’autres sanctions. Les victimes du terrorisme islamiste et de la répression des services de sécurité qui contestent les législations qui prétendent régler leur situation en ignorant leur vérité et leurs droits, sont montrées du doigt ou méprisées. Cette manière de gouverner ouvre la voie à des explosions populaires, destructrices et sans avenir politique, ni pour le peuple, ni pour l’Etat, ni pour les droits de chaque citoyen, malgré les apparences.

Pendant ce temps des organisations artificielles et sans représentativité sont encouragées, comme pour montrer que les mouvements politiques et sociaux ne peuvent se développer qu’à l’ombre du pouvoir ou en allégeance à certains de ses détenteurs. Avec le temps, les détenteurs du pouvoir semblent avoir intégré l’idée que les pratiques anti-démocratiques que véhicule l’état d’urgence sont étroitement liés au système politique et facilitent sa survie.

Certes, la fin de l’état d’urgence ne fera pas revivre comme par miracle les débats politiques, les élections démocratiques et les droits fondamentaux. Mais elle ouvrirait la voie aux luttes politiques et sociales, conformément à la Constitution. La fin de l’état d’urgence serait alors le signe d’une volonté politique qui intégrerait dans ses démarches l’idée que la construction de l’Etat ne se fait pas par des dictats. Elle serait le tout premier pas qui permettrait de construire un Etat au service des citoyens, un Etat souverain qui puise sa force dans le droit du peuple à disposer de lui-même et non pas contre lui, un Etat dans lequel les droits humains garantis par la Constitution et par les conventions internationales ratifiées par l’Algérie ne seront pas un vain discours mais une réalité vécue par les algériennes et les algériens.

Par Madjid BENCHIKH, ancien Doyen de la Faculté de droit d’Alger, ancien président d’Amnesty international en Algérie.