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Belkacem Mostefaoui, docteur d’Etat en sciences de la communication :"Les algériens attendent des télévisions nationales qui les respectent"

Professeur à l’École nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information d’Alger, Belkacem Mostefaoui revient dans cet entretien sur la loi sur l’information. Il détaille particulièrement le volet inhérent à l’ouverture projetée de l’audiovisuel.

Le nouveau projet de code de l’information fait grincer des dents au sein de la corporation. De votre point de vue, cette attitude est‑elle justifiée exagérée ?

N’oublions pas que la presse écrite de droit privé s’est engouffrée ces dernières années dans des dérives trop graves. Au point où elle active comme dans une espèce de marécage. Parmi les 90 titres quotidiens, plus de 80 sont publiés par des entreprises qui ne respectent ni leurs salariés ni la moindre règle de transparence financière dans la gestion. Elles sont souvent dépendantes exclusivement d’annonceurs ANEP et/ou privés. J’ai la conviction que s’exerce comme une dynamique corporatiste sourde pour que le statu quo perdure, pour que des "boutiques" prennent leur part de la rente. Au mépris flagrant de toute règle de déontologie. Une régulation de la presse écrite, privée et publique est indispensable. Et je note que dans les discours journalistiques sur le projet de loi, il y a comme un tir groupé sur les réelles velléités des pouvoirs publics, via ce texte, de reprendre en main plus sournoisement la liberté de la presse.

Et l’ouverture, projetée, de l’audiovisuel, comment la percevez‑vous ?

Il aura fallu près de vingt‑deux années aux tenants actuels du pouvoir d’État algérien pour réactiver – simple annonce pour l’instant et les promesses n’engagent que ceux qui y croient – un des principes universels de la liberté de communication : éditer, recevoir et communiquer à travers tous les médias, y compris la télévision et la radio. La loi du 3 avril 1990 en a pourtant déjà porté reconnaissance législative, et mieux encore précisé les déterminants de réglementation de mise en œuvre d’accès à cette liberté. Des dispositions du texte érigent le Conseil supérieur de l’information (CSI) et disposent de ses compétences à réguler aussi la création et le fonctionnement des nouvelles chaînes. Le credo déclaré a été d’instituer le CSI comme une instance indépendante, autonome dans la gestion de son budget, et plus encore par rapport aux pouvoirs notamment politique et celui de l’argent.

Bien plus que le stand by accusé, "prédateur" des potentialités, toutes ces années ont permis aux citoyens de tisser une formidable toile d’araignée via les nouveaux médias, devenant ainsi des auditoires en nombre, toujours démultipliés et réceptifs essentiellement des programmes des firmes multinationales du domaine. Via toutes les langues, Internet et les télés satellitaires façonnent décisivement les goûts et les attentes des Algériens. Les firmes qui les impulsent sont devenues de véritables acteurs de formation de l’opinion publique algérienne. Pour le meilleur et pour le pire, une réelle démonopolisation du secteur de l’audiovisuel s’est opérée dès la fin de la décennie 80, au point où présentement, les télévisions des autres offrent bien plus d’attraction, voire de crédibilité, que les programmes de l’ENTV. Via les blogs et réseaux sociaux, et l’accès web aux radios et télés du monde, Internet permettra une insondable ouverture : d’intervention des citoyens algériens, mais aussi de leur accès aux programmes y circulant librement.

Ces nouvelles libertés ouvertes ne doivent pas pour autant nous empêcher de relativiser leur impact sur ce qui nous tient lieu d’espace public : les réseaux sociaux ont, sans doute, boosté la Place Tahrir, pour autant, ils ne l’ont pas créée ex nihilo.

D’aucuns pensent que les tergiversations autour de cette ouverture de l’audiovisuel traduisent le souci des pouvoirs publics de mieux la contrôler…

Le projet de loi organique sur l’information annonce une future loi sur l’audiovisuel disposant des modalités de l’ouverture du secteur de l’audiovisuel. Le retard de mise au point de simples et précises règles déterminant le droit de création de télévisions de droit privé, mais aussi – on l’oublie trop par ces temps de néolibéralisme débridé – d’une véritable assise à un service public télévisuel et radiophonique, sonne trop comme un étalage de miroirs aux alouettes. Viendront dans le nouveau paysage télévisuel quelques nouveaux oligarques bardés d’une rente amassée, en termes algériens, "sans foi ni loi". Qui paie l’orchestre choisit la musique, dit‑on : on se demande bien comment ces "nouveaux entrepreneurs en audiovisuel" pourraient voir autrement les chaînes de télévision et de radio mises à concurrence de vente autrement que comme des "danseuses à s’offrir".

Dans un secteur d’activité économique et symbolique d’une extrême porosité par rapport aux flux exogènes, on verrait mal des scrupules d’éthique à respecter des règles d’intérêt national, et a fortiori d’un minima de cahiers des charges d’intérêt général et de service public. La foultitude de télévisions commerciales inondant le monde entier baigne résolument dans un plasma constitué essentiellement de publicité et de programmes de divertissement. Ces programmes sont concentrés dans les rets d’une poignée de firmes multinationales. D’ingénieuses capacités de savoir‑faire, alliant notamment les recettes du marketing et les ressources de la numérisation, leur ouvrent tous les territoires du monde, en une vaste palette de langues et d’ancrages "ethniques". Ce qui rapproche le média des auditoires, jusqu’à se l’approprier en média à prétention nationale.

Les pays dits du Sud constituent ce réservoir naturel de réception que les grands networks veulent ratisser jusqu’à ses moindres niches de marché, en y installant aussi (en plus de la diffusion satellitaire) des robinets d’images. Les "entrepreneurs locaux" sont perçus comme des têtes de pont, objectivement alliés aux firmes mères. L’exemple symptomatique, offert par le contexte d’Afrique du Nord ces dernières années, est celui de la chaîne tunisienne Nessma. Offerte par le Palais de Carthage en 2008 à des proches de Ben Ali / Trabelsi, elle a été la première télévision de droit privé en Tunisie, fruit d’une simple concession du chef de l’État tunisien, sans que fût votée une loi portant démonopolisation du secteur. Or, Nessma a été, en plus de cette accointance générique avec le clan Ben Ali‑Trabelsi, en une autre filiation directe avec la multinationale Médiaset de Berlusconi. Nessma n’a pas eu le temps peut‑être de foncer à plein dans le modèle des télés privées de Berlusconi déversées sur l’Italie depuis des décennies. Le 14 janvier a rattrapé ses promoteurs locaux, qui tentent de redresser le tir pour négocier le virage de la transition politique en cours dans le pays. Examinez les retournements de posture – avec un zèle sans limite – opérés par les programmateurs de la chaîne depuis l’éviction de Ben Ali…

Une assise à un service télévisuel public de qualité est donc plus qu’impératif ?

Toutes les nations du monde développé ont leur puissant network de service public : La BBC en Grande‑Bretagne, France Télévisions en France, RAI en Italie, etc. Dans leur alternance à la gestion des affaires de ces pays, les majorités politiques issues des scrutins sauvegardent généralement l’impulsion de fonds matériels que ces réseaux méritent, même si elles développent des velléités d’ingérence sur leur gestion. L’espace public libre et l’instance de régulation autonome veillent au grain. C’est avec un réseau de service public de l’audiovisuel assumant pleinement ses cahiers des charges que des télévisions algériennes de droit privé pourraient le mieux développer des volontés et capacités de programmation réellement endogènes, et non pas en s’érigeant en médiocres robinets de déversement d’images de conglomérats transnationaux.

Une synergie est évidemment possible – et souhaitable – entre des professionnels qui ont édifié des journaux de qualité et un nouveau réseau algérien de télévision assumant ses devoirs de service public. Dans un domaine économique où l’investissement est très lourd, le partenariat est salutaire : coproduction de programmes, achats groupés, mutualisation de certains équipements, etc. La circulation des ressources pourrait permettre aux diffuseurs de former, enfin, les goûts des Algériens à la télévision nationale, publique et privée, de qualité. Un immense capital dormant vit encore au Boulevard des Martyrs à Alger, et aussi dans les ressources des professionnels qui ont dû quitter le secteur public, souvent par impossibilité d’y travailler librement. Capital de ressources humaines et capital de ressources matérielles en ces temps (encore) de rentes fabuleuses d’hydrocarbures. Un troisième capital, unique, est cette attente – dormante aussi – de citoyens algériens pour qui rien ne peut remplacer des télévisions nationales qui les respectent.

TSA du 06-09-2011