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23 août 2012
Dans le cadre d’un projet de renforcement du service public audiovisuel dans les pays du Maghreb et du Machrek, chapeauté par l’institut Panos à Paris (organisation non gouvernementale), la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) a effectué une étude sur le cas de la Télévision nationale. « Le paysage médiatique algérien est en pleine mutation. De nombreux signes nous confortent aujourd’hui dans l’urgence d’une réforme en profondeur de l’audiovisuel public algérien. »
Cette introduction de l’étude effectuée par l’enseignant et spécialiste des médias, Belkacem Mostefaoui, et le membre de la LADDH, Abdelmoumène Khelil, plante le constat de décalage entre l’audiovisuel tel que pratiqué ailleurs avec celui qui est offert aux téléspectateurs algériens. « Les citoyens algériens qui contribuent au financement des deux chaînes nationales expriment de plus en plus ouvertement leurs frustrations face à la politique de programmation.
Aujourd’hui, elles se traduisent par des manifestations sporadiques en faveur d’une télévision en phase avec les attentes du public : sit-in devant la télévision ; création de blog et sites web satiriques », indiquent les auteurs de cette étude, première du genre en Algérie.
S’interrogeant à la fois sur le cadre réglementaire régissant la notion de service public en Algérie ainsi que sur le contenu des programmes de l’ENTV face aux attentes des téléspectateurs, l’étude en question arrive à l’affirmation que « depuis l’indépendance de l’Algérie, l’offre télévisuelle algérienne est restée quasiment immuable ».
Soulignant qu’il n’existe pas en Algérie d’autorité de régulation indépendante, l’étude note que la mission de service public est loin d’être une priorité dans les programmes de l’ENTV. MM. Mostefaoui et Khelil remarquent que les principes de service public sont carrément laminés, on est face à une télévision d’Etat et non pas publique. « En même temps que s’est faite plus forte la tentation de gonfler les flux de recettes propres dans une conjoncture faste, le poids des missions de service public (école et creuset audiovisuel de l’identité de la nation) dont elle est chargée officiellement s’est présenté en contraintes difficiles à éliminer rapidement. Les mécanismes de sa logique de programmation fondés sur l’apparat d’un outil de souveraineté nationale propagandiste l’astreignent aussi au respect des servitudes de télévision d’Etat », précise le rapport présenté par l’enquête.
Il est aussi expliqué que « les charges du triptyque de missions imparties à sa naissance – informer, éduquer et distraire – se sont révélées autant de défis lourds à affronter. C’est dire à quel point le statut hybride lui interdit de foncer trop vite dans les habits d’une chaîne clairement commerciale ». Citant un rapport d’audit interne confidentiel réalisé en 2004, l’étude fait état de nombreux écueils subis par la télévision. « Lourdeur bureaucratique et fonctionnement à coûts croissants des appareils existants, corporatisme et résistance au changement des personnels, vulnérabilité à la compétition extérieure, intrusion permanente du politique, impossibilité de protéger un quelconque monopole d’émission face au progrès technologique (satellite notamment) qui facilite la diffusion des ondes » sont autant d’obstacles cités dans ledit rapport confidentiel.
Ce dernier indique encore que « la logique administrative dans laquelle est confinée la télévision algérienne ne permet pas de mettre en ‘négociation’ la volonté des professionnels et des dirigeants de la télévision de rechercher toujours une production de programmes performants tant du point de vue de la quantité que de la qualité et de la diversité, et les argentiers de l’Etat qui se trouvent en l’état actuel des choses le plus grand pourvoyeur en ressources financières, lesquels soumettent l’ENTV à la toise budgétaire commune et ne se rendent pas compte qu’ils l’étouffent financièrement ». L’étude effectuée par la LADDH estime que « les métiers mêmes de la télévision, fondamentalement artistiques sinon de création, y compris le façonnage de la grille elle-même, relèvent d’une alchimie au quotidien impossible à réaliser dans de telles conditions ». Se basant sur un document interne à l’ENTV, l’étude note que le poids relatif des recettes publicitaires sur l’ensemble des ressources de la télévision s’est accru depuis 1991.
« En 1991, dans la structure des ressources financières de l’entreprise, on a enregistré 6% de publicité ; 21% de redevance (prélevée sur factures d’électricité des ménages) et 73% de subvention de l’Etat. De la même source, on peut tracer cette évolution : en 2002 la tendance au recours à la cagnotte de publicité se confirme et représente pas moins de 46% de la structure… A la différence de la Tunisie et du Maroc, les entreprises internationales, produisant des biens et des services de grande consommation sont moins implantées en Algérie à cause de l’insécurité qui y règne. Cependant, la tendance en cours est à l’augmentation des budgets publicitaires de ces firmes, à tel point qu’en 2006, la publicité – dont les annonceurs sont essentiellement étrangers – représente près de 50% des ressources de la télévision algérienne. »
L’étude, réalisée en 2010 et rendue publique récemment, montre que « près de deux décennies après l’adoption de la loi de 1990, l’Office algérien de télévision demeure, dans sa programmation, propagandiste et ses ressources sont soumises au poids des règles de marchandisation. De fait, l’entreprise d’Etat est comme ‘libérée’ des charges de service public ».
Nadjia Bouaricha
L’ENTV en porte-à-faux par rapport à des points pratiques de service public télévisuel », souligne un rapport rédigé conjointement par la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et l’institut Panos.
Les auteurs du rapport ont interrogé dans la partie « Attentes de la société civile », un échantillon composé « d’une vingtaine de personnes ». Parmi elles, un producteur et syndicaliste de l’ENTV accuse : « Alors que dans le sillage de la loi sur l’information de 1990 ont été créées des dizaines de boîtes de production privées, il n’en subsiste que trois ou quatre. » Et d’ajouter : « La direction de l’ENTV a fait main basse sur les commandes de programmes aux producteurs copains travaillant en Algérie ou à l’étranger. Elle a aussi recours de façon inconsidérée – et sans contrôle des organismes de passation de marchés – aux fournisseurs de programmes étrangers. »
« Le pire est que des professionnels de l’ENTV sont laissés sans charge de travail. Sans contrôle aucun, le directeur général a la mainmise totale sur les programmes, et la tendance est d’acheter n’importe quoi et à n’importe quel prix. Le tout est d’éviter la pornographie, l’atteinte à la religion et à la politique de l’Etat », dénonce l’interviewé sous le couvert de l’anonymat. Dans le même sillage, un journaliste de l’ENTV affirme qu’« il y a une chape de plomb pour faire passer un seul message. Dans la grande majorité des situations et sujets importants, il n’y a que le message officiel qui y passe ». Un enseignant universitaire estime que « l’ENTV est conçue plus comme un moyen pour diffuser un discours apologétique justifiant les actions du pouvoir central qu’une mission de service public ».
Un ex-membre du défunt Conseil supérieur de l’information ajoute que « l’ENTV est au service exclusif des gouvernants de l’heure ». Un autre producteur de l’ENTV rappelle que « la production de films sur la guerre de Libération nationale est soumise à autorisation préalable des pouvoirs publics. Voilà pour renforcer l’écriture officielle de l’histoire. De même que la production de vidéogrammes. Si l’on contrevient à l’article 4 du projet, c’est-à-dire filmer sans l’autorisation du ministère de la Culture, on est passible d’une amende de 500 000 DA à un million de dinars, soit environ 5000 euros ».
Enfin, le rapport conclut le chapitre par un autre témoignage. Un haut fonctionnaire du ministère de la Communication, directeur de l’audiovisuel, qualifie l’ENTV de « télévision du tiers-monde, avec toutes les pesanteurs et aspects négatifs de la position géographique du pays ». « C’est une télévision avec un organisme budgétivore, à l’encadrement peu qualifié pour manager une institution de premier plan », juge-t-il.
Mehdi Bsikri
La majeure partie du temps d’antenne de l’ENTV est consacrée à l’activité du Président et celles des ministres. L’activité de l’opposition est quasi inexistante.
C’est une analyse bien pertinente et précise des programmes de l’ENTV que vient de publier la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme. L’objectif est bien évidemment d’examiner jusqu’à quel point chaque opérateur public respecte les valeurs du service public, en proposant à son public un choix de programmes qui répondent aux besoins en information, éducation et distraction, s’adressent à un public large y compris les minorités ethniques, linguistiques et religieuses, satisfont les attentes des enfants et de la jeunesse, promeuvent la production nationale et enfin sont au service du public national aux heures de grande audience.
L’étude en question a pris comme corpus, la semaine allant du 1er au 7 mai 2010, avec des journées de programmation de 24 heures. Les conclusions sont sans appel. L’ENTV est loin d’être un service public. « Les pressions autoritaires sur la chaîne se manifestent dans des dimensions aussi graves en matière de diffusion de discours d’information », affirme le rapport de la LADDH pour qui « il est de plus en plus aléatoire de qualifier l’ENTV de télévision publique et de télévision nationale ». Selon la même source, « de nombreux indicateurs font pointer dans son modèle de programmation une frilosité à traiter avec pertinence et qualité les profonds bouleversements en cours dans la société ». « Ses programmes d’information, indique l’étude, sont une caricature de propagande d’Etat et de fermeture à l’expression des voix d’opposition. »
Plus précise, elle souligne que « les programmes d’information effacent avec constance les événements liés au terrorisme, au point de faire tomber dans le trou de mémoire ». « Si les actes terroristes sont condamnés dans de longs commentaires psalmodiés au journal télévisé, ils ne sont jamais rapportés selon les normes du journalisme élémentaire, encore moins mis en perspective », nuance l’analyse menée par la LADDH. Autre preuve du monopole de l’Etat sur l’ENTV, ce sont les périodes électorales. « Celles-ci constituent toujours de précieux indicateurs du non-respect par les médias audiovisuels d’Etat de règles cardinales d’un traitement équilibré des candidatures mises en compétition. » En la matière, le rapport ne manque pas de matériaux.
L’étude reprend une déclaration faite par les cinq candidats à l’élection présidentielle d’avril 2009. Ils ont dénoncé « ce qu’ils considèrent comme la partialité flagrante de la télévision nationale, suite à la programmation de l’émission ‘‘Les carnets présidentiels’’ directement après le journal de 20 heures, animée par des associations et des partis qui font la promotion électorale du candidat Abdelaziz Bouteflika ». « Les images des déplacements de ce dernier ont atteint 120 scènes. C’est le chiffre le plus important en comparaison des images consacrées aux cinq autres candidats et dont la plupart filmaient le public. » « L’analyse qui passe au crible le bulletin d’information du soir durant la période du 15 au 28 mai 2010 fait ressortir que le thème prédominant reste celui de la politique. Il représente, selon la même source, plus de 30% du temps global des journaux télévisés de la durée traitée. »
L’activité présidentielle sous toutes les formes
Du contenu de cette information politique apparaît que la majeure partie est consacrée à l’activité du Président et celles des ministres. L’activité de l’opposition est quasi inexistante. « Il s’agit là d’une atteinte au principe de la diversité des opinions, un principe fondamental du service public dans l’audiovisuel », conclut la LADDH. « L’information, précise le rapport, n’est pas traitée selon son importance, son impact et son incidence sur le téléspectateur (la société), mais selon l’agenda et le bon vouloir de l’exécutif. » Ce n’est pas le seul point sur lequel l’étude en question a mis le doigt. Selon le document publié en mai dernier, « le recours forcé à l’importation de programmes grève les ressources financières de la chaîne et, plus grave, lamine les possibilités et ambitions de production et de programmation en phase avec le patrimoine culturel national ».
« Pour la chaîne, en particulier depuis la Coupe du monde de 2006, c’est la saignée en termes de droits de retransmission des compétitions », indique l’analyse de la LADDH qui ajoute : « Le foot étant intronisé sport roi et défoulement ‘‘opium du peuple’’, en particulier pour la jeunesse, largement en désarroi, l’office de télé gouvernemental a reçu comme une ‘‘feuille de route’’ d’y pourvoir à tout prix. » Selon le rapport : « L’événement de la Coupe du monde de foot en 2010 à Johannesburg a apporté à la donne de concurrence une dimension surréaliste. La télé d’Etat algérienne a été la seule du Monde arabe à avoir acheté des droits de retransmission. » Le constat fait par cette étude est cinglant. Il explique comment l’ENTV a été détournée de sa mission de service public.
Said Rabia
« Renforcer la mission de service public audiovisuel dans huit pays du Maghreb et du Machrek », tel est l’intitulé d’une démarche initiée par l’institut Panos Paris (IPP)depuis 2007 et dont l’un des fruits est l’examen du respect par les télévision arabes de la notion de service public.
La Ligue de défense des droits de l’homme (LADDH) s’est chargée d’étudier le cas de la Télévision algérienne.
« L’institut Panos Paris a initié au Maghreb, depuis 2007, un travail de sensibilisation sur la nécessaire libéralisation de l’audiovisuel et l’importance des mécanismes de régulation. Cette démarche avait pour objectif d’assurer le droit du public à une information pluraliste, vérifiée et objective, ainsi que la liberté d’expression pour les professionnels des médias.
L’IPP, en consortium avec l’OMEC et un réseau de partenaires et d’experts associés, dont la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme et Belkacem Mostefaoui font partie intégrante, s’est donc investi et engagé à partir du postulat suivant : face à la multiplication des canaux d’information, la libéralisation des médias est entamée et cette situation de fait entraînera inévitablement des réformes pour accompagner ce changement », explique Pascal Berque, directeur général de l’IPP, dans la préface de l’étude consacrée à l’audiovisuel algérien. « Le service public audiovisuel (SPA) constitue le premier cheval de bataille.
Il doit être érigé au rang de l’exemplarité. Il fait figure de témoin majeur de l’état de santé de la démocratie d’un pays. L’Etat algérien a pris, d’une manière ou d’une autre, des engagements en faveur du SPA à travers des déclarations, la signature d‘accords et ratification de conventions. L’actuel ministre de l’Information algérien, Nacer Mehal, affirme la mise en place de mesures visant à garantir la mission de SPA.
Malgré cela, le SPA demeure une notion méconnue ou floue tant au niveau des autorités que des téléspectateurs. Les détracteurs du SPA l’accuseront d’être un concept importé de l’Occident tandis que ses défenseurs insisteront sur sa dimension universelle. Souvent, un effort de pédagogie réconcilie les parties autour du consensus suivant : les autorités sont responsables et redevables d’une qualité de programmation minimale et d’une triple mission : informer, éduquer et divertir », note encore Pascal Berque.
Nadjia Bouaricha
Respecter les téléspectateurs dans toute leur diversité. Telle semble être, en résumé, la principale recommandation établie par le rapport sur la mission de service public audiovisuel en Algérie.
Ainsi, les rédacteurs de cette étude critique estiment qu’il est aujourd’hui primordial que l’ENTV permette la diversité d’opinions dans ses différents programmes, notamment dans les journaux télévisés, et cela en ouvrant l’antenne à l’opposition politique.
De même, il est recommandé de nécessairement prendre en charge la diversité linguistique du public, notamment de la deuxième langue nationale qu’est tamazight. Mais tout cela serait vain sans respect et proximité. Raison pour laquelle il faut « encourager une programmation dynamique, basée sur la multiplication des programmes en direct et garantir ainsi une plus grande proximité au téléspectateur », peut-on lire dans ce rapport.
Mais à la lecture des résultats de cette étude et des conclusions finales, le champ audiovisuel actuel est loin de répondre aux exigences de cette notion de service public. « L’audiovisuel étant le monopole de l’Etat, sans ouverture sur le secteur privé, l’ENTV, qui en assume la gestion, ne respecte aucun des principes de service public qui lui sont dévolus. Le pouvoir exécutif monopolise l’accès à l’information et fait de la télévision nationale un instrument de domination et de maîtrise de la société », est-il déploré dans le rapport.
D’autant plus que les lois permettant une ouverture et un contrôle indépendant se font toujours attendre. « La loi de 1990 sur l’information est gelée suite à l’instauration de l’état d’urgence en 1992. Et même si l’état d’urgence est levé depuis février 2011, la loi reste gelée sous prétexte que les autorités préparent une nouvelle loi », poursuivent les rédacteurs du rapport. De même, le Conseil supérieur de l’information institué par la loi de 1990 a aussi été gelé. De ce fait, aucune autorité indépendante n’assume ces responsabilités.
« Un contrôle rigoureux de la provenance des fonds engagés »
Pourtant, un projet de texte législatif portant loi organique sur l’information a été initié en septembre 2011, qui annonce une loi spécifique à l’audiovisuel ainsi qu’une instance indépendante de régulation de l’audiovisuel.
« Dans cet esprit, nous recommandons essentiellement que la loi sur l’audiovisuel pose le cadre législatif clair, non seulement aux conditions de création de chaînes de droit privé, mais aussi au développement du service public télévisuel rénové, imparti à une entreprise publique comme l’ENTV, elle-même à rénover et à doter de moyens matériels et humains conséquents », avance cette étude.
En ce qui concerne l’ouverture du champ à l’initiative privée, une première en cinquante ans d’indépendance, après observation des dérives enregistrées dans la région, le mot d’ordre doit être vigilance. « En matière de cahiers des charges impartis aux nouveaux opérateurs privés, nous recommandons, en plus des procédures classiques, un contrôle rigoureux de la provenance des fonds engagés et de preuves tangibles de capacités humaines endogènes à établir des projets de montage de chaînes réellement nationales », conclut le rapport.
Ghania Lassal
El Watan du 23 aout 2012